Stéphanie Carpentier

Fervente adepte de la bienveillance au travail pour lutter contre les situations et les comportements toxiques au travail, je constate néanmoins régulièrement en tant que consultant et chercheur que ce concept est souvent mis à mal dans son application dans les organisations, au point de favoriser la résurgence des risques psychosociaux qu’il devait contribuer à résorber. Comment un tel paradoxe est-il possible ? Comment revenir aux fondements de la « vraie » bienveillance au travail, celle qui permet justement de lutter contre le développement des risques psychosociaux ? Telles seront les questions traitées dans cet article.

La bienveillance au travail, et en particulier la bienveillance managériale, est un concept auquel je crois profondément, au point de proposer cette entrée thématique dès 2012 à mes collègues universitaires dans le Dictionnaire des Risques psychosociaux (Seuil, 2014), cette véritable « Bible » pluridisciplinaire (888 pages rédigées par 251 contributeurs) plusieurs fois récompensée (Prix du Livre RH 2015 – SYNTEC Conseil en recrutement, Sciences Po et Le Monde ; Prix René-Joseph Laufer 2014 de l’Institut de France ; Label 2015 de la Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises). Mon objectif n’est donc pas de la dénigrer.

Depuis 2012, je constate que cette notion a été très promue dans les media télévisuels, les réseaux sociaux et les livres de développement personnel et d’organisation. La consultation des moteurs de recherche et des sites de vente en ligne permet en effet de constater l’offre pléthorique qui est proposée par les consultants et les conférenciers en tous genres sur ce « bene volens », cette disposition affective d’une volonté visant le bien et le bonheur d’autrui, qui favorise l’épanouissement et le bien-être individuel au niveau personnel et développe dans la sphère professionnelle l’efficacité et la performance, l’esprit d’équipe et le climat de confiance, la créativité et la prise d’initiative en entreprise, le leadership, etc. D’un point de vue opérationnel, son association aux pratiques d’organisation de l’entreprise libérée et aux actions des Chiefs Happiness Officers et à la faveur de la promotion exponentielle des webinars et des réseaux sociaux rend sa présence incontournable dans toutes les organisations. Toutes les structures sont donc désormais concernées, qu’elles soient privées ou publiques, de grandes ou petites tailles, dans les services, l’industrie, l’univers de la santé ou le milieu associatif, etc.

Une figure type du manager bienveillant, ou plutôt différents portraits robots très proches les uns des autres, devient alors la norme de l’expérience manager dont il convient de faire la promotion au travail. En voici une synthèse (les références sont délibérément absentes tant elles sont nombreuses mais facilement retrouvables sur Internet) :

  • Le manager bienveillant est compréhensif, indulgent, respectueux, plein d’humanité, digne de confiance et bon communicant car il ne dissimule rien et joue la transparence en toutes circonstances, bonnes et mauvaises. Il fait aussi preuve d’une grande empathie.
  • Il est aussi celui qui informe et répond toujours aux questions de ses collaborateurs y compris de manière formelle, en réunion et par écrit. Il est néanmoins tout aussi à l’écoute de ses clients et de ses supérieurs. Le manager bienveillant n’impose pas ses décisions mais propose, fait confiance et accorde le droit à l’erreur à ses collaborateurs. Il est également un très grand défenseur du droit à la déconnexion.
  • Très à l’écoute de ses collaborateurs (au niveau de leurs souhaits, besoins et ressentis), ce qui suppose qu’il soit décentré de lui-même et neutre au niveau émotionnel pour l’intérêt collectif et la cohésion d’équipe, il est « le sponsor » de son équipe, ceci étant sa manière de prouver son engagement et sa capacité à motiver son équipe. En ce sens, il utilise différents leviers (parfois qualifiés de « goodies ») pour motiver ses collaborateurs : proposition de formations adaptées aux profils de chacun, promotion du sport en entreprise et mise à disposition à tous de professionnels de santé pour éviter l’installation des différents maux corporels, permission d’amener les animaux de compagnie au bureau, possibilités de réparation des vélos personnels à l’entreprise, mise à disposition d’un studio de musique, mise en œuvre du crédit voyage, du congé (sabbatique) pour permettre le volontariat, le développement de carrière ou l’accueil d’un animal de compagnie, des congés illimités et des horaires flexibles pour tous.
  • Enfin, le manager bienveillant est le garant de la bonne ambiance dans son équipe. Il célèbre par conséquent chaque évènement (succès collectifs et moment clefs de la vie des collaborateurs) et participe également activement à toutes les sessions de team building (activités ludiques et sportives) choisies selon les goûts de ses collaborateurs.

Le manager bienveillant est donc selon ces promoteurs le garant du bonheur au travail ou celui qui veille à lutter contre les symptômes physiques voire physiologiques de la mauvaise santé au travail. Notons aussi que cette figure idéale du manager bienveillant est généralement représentée par un portrait féminin dans la plupart des infographies disponibles sur Internet.

Néanmoins la réalité opérationnelle de la bienveillance managériale dans les organisations est souvent bien différente de cet idéal type. Mon activité de consultant à l’expertise scientifique me permet en effet de régulièrement constater combien son appropriation et son application dans les organisations sont souvent défaillantes au point de favoriser la résurgence des risques psychosociaux, que la valeur « bienveillance au travail » est pourtant censée combattre. Que ce soit dans des grands groupes, des ETI (entreprises de tailles intermédiaires), des grosses associations, des établissements de santé et quelques fois dans des PME, j’ai en effet déjà pu recevoir des témoignages de collaborateurs et parfois de managers se plaignant de pratiques de management promouvant la bienveillance au travail (dans certaines structures, c’est même une valeur cardinale valorisée par les grandes directions) mais se traduisant par des comportements toxiques de la part de certains dirigeants, managers et/ou collègues.

Voici quelques exemples concrets d’applications défaillantes de la bienveillance au travail venus du terrain quand elle est source de souffrances au travail, que ce soit pour les managers / directeurs et/ou les managés. A la suite (en gras), sont recensés quelques risques psychosociaux correspondant :

  • Un manager intermédiaire d’un grand groupe : « La bienveillance au travail, c’est de faire participer toute l’équipe [aux prises de décisions] en libérant la parole et de répondre à toutes les interrogations dans une logique de transparence mais parfois, je me suis trouvé piégé par ce que j’avais pu dire alors qu’en haut, ils avaient déjà changé leurs décisions sans nous en informer ».
    • L’injonction à la transparence pas toujours appliquée à tous les niveaux hiérarchiques associée à la faible latitude décisionnelle est source de stress pour les managers et potentiellement de manque de sens (le brown-out) pour les managés.
  • Un collaborateur de niveau intermédiaire d’un grand groupe : « C’est bien connu que [X] ne fait pas correctement son boulot alors qu’il n’est pas autant chargé que nous mais à chaque fois qu’on s’en plaint, le boss nous répond qu’il nous faut être plus bienveillants et que les erreurs ne sont pas si graves. Bref c’est la double peine : non seulement on doit rattraper le coup parce que [X] ne s’intéresse pas à son boulot mais en plus on n’est pas « corporate » ! ».
    • La sous-charge de travail associée au manque de recadrage entretient le bore-out de ce collaborateur peu intéressé par son travail mais génère une surcharge pour ses collègues voire une certaine frustration et une qualité de travail empêchée.
  • Dans un grand groupe valorisant la bienveillance au travail par ses formations, l’absence de convocation d’un directeur accusé de harcèlement moral au travail par plusieurs collaborateurs parce que « c’est l’un des plus grands promoteurs de la bienveillance au travail, ce n’est pas possible » (dixit ses supérieurs) a été comprise comme un soutien à de telles pratiques nocives – un paradoxe ! – alors que c’était l’incrédulité qui dominait dans les instances dirigeantes.
    • Le harcèlement moral au travail a ainsi pu prospérer sans entrave le temps qu’a duré cette incrédulité et cette absence de prise de décision.
  • Un manager intermédiaire d’une grande association à propos d’un directeur autoproclamé bienveillant : « Depuis qu’il a décidé cette nouvelle forme d’organisation [l’entreprise libérée] sans nous demander notre avis, il ne prend plus aucune décision même quand c’est urgent et c’est à nous de nous débrouiller… mais il n’a pas renoncé à sa rémunération de directeur pour autant. Si c’est ça la bienveillance !… »
    • L’incertitude permanente qui découle des actes de ce directeur génère une autonomie mal calibrée source de stress, de burnout et parfois même d’une absence de sens au travail (le brown-out).
  • Un commercial B to B d’une ETI : « Le chef nous dit souvent de lui dire ce qu’on ressent… mais comment pouvoir lui faire confiance alors que lui cache toujours tout. On dirait qu’il ne ressent rien […] mais certaines fois, il explose, on ne sait pas pourquoi, et dans ces cas-là, il faut mieux ne pas être dans les parages »
    • La neutralité émotionnelle promue par la bienveillance qu’applique consciencieusement le directeur entraine la méfiance et génère du stress auprès de ses collaborateurs qui ne savent pas décrypter ses comportements. A cela s’ajoute la violence verbale excessive dont il fait parfois preuve sans le vouloir, ce qui est symptomatique d’une exigence émotionnelle difficile à gérer de part et d’autre. Or c’est très contradictoire alors que cette entreprise valorise l’intelligence émotionnelle par ailleurs.
  • Dans un établissement de santé : « C’est agréable de travailler avec elle [une directrice de service reconnue comme étant vraiment bienveillante] mais à part nous dire merci, elle ne peut pas vraiment nous récompenser. A chaque fois ça bloque au-dessus ou ailleurs ».
    • L’absence de récompense par cette directrice qui ne dispose pas des leviers managériaux correspondant (les « goodies » mis en évidence dans les grands groupes) est source de frustrations et de conflits de valeurs partagés au sein de l’équipe par rapport au reste de la structure et même par rapport aux autres organisations. Sa bienveillance au travail « entravée » en est à ses yeux amoindrie, ce qui la contrarie régulièrement par rapport à ses collègues, pour ne pas dire plus.
  • Plus récemment, pendant le confinement dû au Coronavirus, un manager intermédiaire d’une ETI de services B to B répartie sur plusieurs site régionaux : « Déjà qu’avant il était toujours en train de nous faire des réunions, maintenant, c’est pire : il nous envoie des mails, nous fait des réunions en visio et après nous téléphone parce que soi-disant la connexion Internet n’était pas bonne […] Après faut pas s’étonner que les journées soient à rallonge mais il y a aussi les enfants dont je dois m’occuper entre temps et ça, il ne le voit pas ! » 
    • La sur-sollicitation d’un manager d’une structure ayant pour valeur la bienveillance envers son équipe engendre une surcharge de travail et un effacement des limites entre les sphères professionnelle et personnelle, le blurring, se matérialisant principalement par une hyper-connexion et un présentéisme virtuel accrus.
  • Depuis la fin du confinement, après les vacances estivales, un manager au siège d’un grand groupe qui axe depuis des années sa communication interne sur la bienveillance au travail : « J’ai recommencé le travail en mode hybride depuis quelques semaines et j’en peux déjà plus. Depuis juin, j’ai déjà changé plusieurs fois de N+1 et l’organigramme officiel n’est toujours pas stabilisé : cela crée une super mauvaise ambiance et des rumeurs qui sont d’une violence dont je n’avais pas conscience avant de revenir travailler au siège »
    • La bienveillance en paroles mais pas en acte est source d’un stress aigu au sein des équipes.
  • Depuis la fin du confinement, après les vacances estivales, un ingénieur de grand groupe travaillant dans une équipe répartie sur l’ensemble du Globe : « Depuis cet été, mon boss est très bienveillant avec moi puisqu’il me permet de rester travailler à domicile à 100%, ce qui est pratique pour moi vu le décalage permanent que j’ai avec mes collègues d’abord en Asie puis avec ceux en Amérique du Nord. Mais du coup j’ai des journées de 10-12 h minimum en permanence » 
    • Si l’autonomie et le télétravail accordés à 100% est appréciée, l’amplitude horaire n’est plus contrôlée et l’hyperconnexion, l’e-présentéisme (dans sa version du surprésentéisme) et le blurring s’installent. Pour un individu très engagé, c’est la fatigue blanche ou le burnout assuré.

Ces quelques exemples ne sont pas exhaustifs mais représentatifs de quelques conversations que j’ai eues à propos de situations toxiques ou de comportements toxiques au travail dans le cadre de mon activité de consultant. A cela s’ajoutaient des critiques plus ciblées sur des personnes connues pour être hypocrites : elles faisaient régulièrement la promotion de la bienveillance au travail auprès des instances dirigeantes de leurs organisations mais étaient les premières à agir de façon radicalement opposée dès que l’occasion s’en présentait.

Bref, au fil des années, ces propos ont continué de m’interroger puisque la bienveillance était toujours accusée d’engendrer du stress voire de renforcer le burnout, le bore-out, le brown-out, le blurring, etc. Était-ce le signe que la bienveillance était inadaptée à la sphère professionnelle et donc à stopper  au profit d’un autre concept ou bien était-elle révélatrice de problèmes managériaux plus profonds ? Dans ce cas, que faire ?

Mon parti-pris scientifique allié à mon expertise de terrain m’ont permis de comprendre que ce n’est pas tant la bienveillance au travail qui était à remettre en question mais son appropriation et son application par les différents acteurs concernés. Voici donc quelques conseils.

  • La bienveillance n’est pas une mode mais un mode de vie fondé scientifiquement. Comme souvent en ce qui concerne les pratiques de management, nombre de consultants et de conférenciers faisant la promotion de concepts à la mode se contentent d’une approche superficielle et se dispensent de maîtrises conceptuelles en profondeur, leurs argumentations se basant surtout sur une logique de benchmark de leurs concurrents et des concurrents de leurs propres clients. Il n’est donc pas étonnant que l’appropriation que s’en font les organisations clientes ne soit pas complète et puisse ensuite apporter son lot d’incompréhensions et de dysfonctionnements.
  • La bienveillance doit être incarnée et portée par tous. La bienveillance au travail ne doit pas en effet être la seule préoccupation des managers même s’ils en sont ses premiers ambassadeurs sinon le décalage entre les valeurs professées et celles appliquées sera trop important et donc générateur de nouveaux maux. C’étaient les mêmes logiques dans le passé pour la démarche qualité et la question du bien-être au travail.
  • Une politique de bienveillance ne se décrète pas mais se vit au quotidien et dans les moindres actes. On ne peut afficher la bienveillance comme une vertu cardinale de son organisation et ne pas entreprendre des mesures correctives quand elle génère des risques psychosociaux sinon ceux-ci sont démultipliés. Cette valeur, car c’est bien de cela qu’il s’agit, a la particularité d’être un formidable révélateur des dysfonctionnements organisationnels et des faiblesses managériales (au niveau des compétences mais aussi des pratiques) déjà bien installés. Elle a aussi un effet grossissant des risques psychosociaux déjà existants. Ainsi ce n’est pas la règle qui crée la bienveillance mais la bienveillance qui crée la règle. Autrement dit, une bienveillance décrétée mais mal comprise et mal assimilée ne règlera pas les maux de l’organisation, au contraire, elle les mettra en exergue MAIS une « vraie » bienveillance, celle qui s’appuie sur ses fondamentaux scientifiques et irrigue les comportements de chacun, l’organisation et toutes les pratiques managériales, permettra de lutter contre ces mêmes risques psychosociaux et dysfonctionnements organisationnels déjà existants. Cela suppose toutefois que des diagnostics de toxicité soient réalisés tant sur les situations de travail et les comportements que sur les pratiques de management et ce, avant, pendant et après la mise en lumière de cette valeur par l’organisation. Sinon, comment s’assurer de ses effets ?
  • Enfin, la bienveillance est indissociable de certains principes fondamentaux. La bienveillance au travail bien assimilée et vécue au quotidien par tous, qui imprègne chaque pratique managériale (l’analogie avec la démarche qualité est facile à faire) suppose que certains principes fondamentaux auxquels elle est intrinsèquement associée soient respectés : exigence, justice organisationnelle, authenticité, humilité, courage et compassion (il m’est impossible de les développer ici tant leurs fondements scientifiques sont importants et nombreux mais plusieurs articles disponibles sur mon blog pas ce lien les présentent en détail).

En conclusion, pour certains la bienveillance au travail est déjà une notion dépassée ayant prouvé ses limites et ses intentions cachées. Certains universitaires considèrent d’ailleurs qu’elle n’a pas lieu d’être dans le monde des organisations tant elle est dévoyée et utilisée pour masquer l’incompétence managériale et dégager ainsi la responsabilité des organisations : mettre l’accent sur la notion de bienveillance managériale serait en effet une manière que les organisations auraient de retourner le problème des risques psychosociaux déjà existants en leur faveur en laissant penser que ce serait la responsabilité des managers malveillants ou maltraitants qu’il conviendrait de pointer du doigt et non les leurs. Ce point de vue se défend à plusieurs titres avec justesse: non seulement il souligne le manque de compétences en management des managers déjà dénoncé en 2017 par l’ANACT mais il met aussi en lumière l’instrumentalisation dévoyée d’une valeur.

Aussi, pour d’autres, dont je fais partie, cette question de la bienveillance au travail dépasse les questionnements habituels sur les différentes modes managériales car il s’agit d’un regard sur la personne, d’une volonté active et d’une exigence pour notre raison. Bref, il s’agit d’une valeur pas comme les autres et non d’un phénomène ou d’un instrument plus ou moins éphémère. Dès lors, sous le respect de certains principes fondamentaux d’action, elle devient une réelle solution pour lutter contre les situations toxiques et les comportements toxiques au travail. Cela suppose toutefois qu’elle soit mieux comprise, mieux assimilée et surtout que sa mise en œuvre soit plus partagée et plus conforme à sa définition universitaire que les définitions communément admises. Autrement dit, dans la bienveillance comme en amour, les seules déclarations ne sont pas suffisantes, les preuves concrètes et régulières sont nécessaires et le domaine du travail n’y échappe pas, car, ne l’oublions pas, les situations professionnelles sont avant tout des individus au travail, peu importe leurs positions dans la hiérarchie.